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Institut dominicain d’Etudes orientales
Vers une éthique laïque dans le monde musulman ?
Interview. Le chercheur saoudien Abdulrahman Khalid AlKhunayfir, en postdoctorat à l’Institut dominicain d’études orientales au Caire dans le cadre de la Chaire Anawati, retrace son parcours intellectuel qui l’a mené à étudier l’histoire de l’éthique laïque en Occident, tout en réfléchissant aux défis contemporains des sociétés islamiques face à la modernité.
Pluriel : En tant que chercheur saoudien, qu’est-ce qui vous a motivé à étudier l’évolution de l’éthique laïque en Occident ?
Abdulrahman AlKhunayfir : En raison de son emplacement géographique lié aux anciennes routes commerciales, le Royaume d’Arabie saoudite a embrassé à la fois les cultures locales et étrangères. Avec l’avènement de l’islam, la présence arabe s’est étendue à des régions géographiques plus lointaines, et les cultures locales se sont mêlées à la culture arabo-musulmane, rappelant la période hellénistique.
J’étais vivement conscient de cet élan civilisationnel, au point que je voulais rédiger une thèse de doctorat sur « L’éthique civile arabe » depuis les anciens royaumes arabes jusqu’à la Renaissance arabe moderne (Nahda). Cependant, j’ai abandonné en raison des difficultés liées à l’étude des anciennes inscriptions arabes, ainsi que du manque d’études sur la philosophie éthique arabe.
Mon pays était une extension des civilisations arabes et l’héritier de l’islam, préservant ses valeurs « orientales ». Mais pendant plus de quatre décennies (1979), le discours de l’islam politique a détourné les institutions éducatives de l’État, produisant un discours aliéné de l’identité arabe et des valeurs islamiques, et hostile à l’Occident, localement connu sous le nom de « Sahwa » (Réveil). Ce mouvement, issu des Frères musulmans et plus spécifiquement du « sururisme », a influencé les structures traditionnelles de la société, jusqu’à ce que ces idées soient adoptées. Cependant, avec la déclaration de guerre du prince héritier Mohammed ben Salmane contre eux en 2017, nous avons ressenti un soulagement.
Après la phase universitaire, je me suis demandé si les êtres humains étaient capables de faire le bien sans attendre une récompense ou une compensation, et si la moralité était innée ou nécessitait un raffinement et un apprentissage. J’ai réalisé que la religion n’était pas la seule source de valeurs morales, car les Arabes avant l’Islam avaient développé le principe de « Murū’ah », qui consiste à se consacrer à faire le bien sans rien attendre en retour.
Ce qui m’a poussé à étudier l’évolution de l’éthique laïque depuis ses racines grecques jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est que la plupart des philosophies séparant l’éthique de la religion s’appuyaient sur la philosophie grecque. J’ai trouvé dans la philosophie ce que je cherchais après mon master, et j’ai entamé un long voyage pour tirer « l’éthique civique » de 800 sources et références. L’éthique laïque, pour ceux qui ne la connaissent pas, peut être définie comme « les conceptions du bien et du mal qui déterminent les motivations de l’action morale, sans être dérivées des lois religieuses. »
Votre livre retrace l’histoire de la séparation entre l’éthique et la religion en Occident. Quels enseignements ou perspectives pensez-vous que les sociétés islamiques contemporaines peuvent tirer de cette évolution historique, tout en restant fidèles à leurs propres traditions éthiques et religieuses ?
Cette question est très complexe en raison des différences de contextes culturels, économiques et sociaux entre les sociétés. Selon la vision traditionnelle de la philosophie de l’histoire, les sociétés islamiques n’ont pas les conditions historiques et sociales qui leur permettraient de réaliser une renaissance capitaliste accompagnée d’une pensée rationnelle émanant des élites émergentes. Il y a plus d’un siècle, des penseurs du monde arabe ont combiné la pensée classique et les connaissances modernes et ont entamé le processus de modernisation dans les domaines du droit, de la pensée et de la langue, mais ils n’ont pas réussi à formuler une vision philosophique globale en raison de la difficulté à assimiler la philosophie moderne. Cela apparaît clairement dans le débat entre Renan (mort en 1892) et Al-Afghani (mort en 1897) sur l’islam et la science, et dans la réponse d’Al-Afghani aux « matérialistes ». De plus, les œuvres des grands philosophes de la modernité n’ont été traduites en arabe que récemment, et aucun livre de ces philosophes n’a été traduit au cours du 19e siècle, à l’exception de deux ouvrages sur la philosophie du droit de Montesquieu (mort en 1755) et de Bentham (mort en 1832).
Après les événements de la défaite de 1967, une jeune génération issue du Maghreb arabe et du Machrek s’est consacrée à l’étude des failles de l’identité arabe divisée entre tradition et modernité, et beaucoup d’entre eux ont présenté des visions philosophiques dignes de réflexion sur la condition arabe.
Selon moi, les sociétés islamiques ont trois options : la première est le traditionalisme islamique, qui cherche à préserver le soi sans adopter les réalisations de la modernité occidentale, mais cette option est irréaliste. La deuxième est la modernité traditionnelle, qui adopte les résultats de la modernité économique et sociale sans égard pour l’identité culturelle des sociétés islamiques, et représente une menace pour la spécificité culturelle et viole les conventions de l’UNESCO sur la préservation de la diversité culturelle. La troisième option est la modernité créative, qui croit en la spécificité culturelle des pays tout en adoptant les grandes valeurs humaines universellement reconnues, comme énoncé dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948, qui incarne les leçons tirées de la philosophie occidentale moderne dans un cadre juridique.
En raison des différences dans les spécificités culturelles et sociales des pays et des nationalités dans le monde, certaines organisations régionales ont développé leur philosophie des droits de manière plus explicite, comme la Ligue des États arabes dans la « Charte arabe des droits de l’homme » (2004) et l’Organisation de la coopération islamique dans la « Déclaration du Caire sur les droits de l’homme » (2021). Il est vrai que nous avons pris du retard dans la formulation de nos concepts des droits de plus d’un demi-siècle, mais ce qui est important pour moi, c’est que nous les avons exprimés conformément à nos identités arabe et islamique.
En ce qui concerne la fidélité aux traditions religieuses et morales des sociétés islamiques, c’est ce que j’entendais par une modernité créative basée sur la spécificité culturelle de chaque pays et son identité nationale. Nous sommes des êtres culturels à travers notre langue, notre religion, notre patrimoine, notre philosophie et notre système social. Cela s’exprime dans la « Déclaration islamique sur la diversité culturelle » (2017) dans son préambule et ses articles 1 et 3, publiée par l’Organisation de la coopération islamique, la « Charte de La Mecque » (2019) dans son préambule et son article 4, publiée par la Ligue mondiale musulmane, et enfin la « Déclaration du Caire de l’Organisation de la coopération islamique sur les droits de l’homme » (2021). Ces trois documents expriment le musulman contemporain (cosmopolite) transcendant tous les conflits doctrinaux et les disputes juridiques, et définissent pour lui une voie de valeurs par laquelle il préserve sa spécificité culturelle tout en maintenant son universalité humaine.
Dans votre analyse, vous abordez l’impact de la Réforme protestante sur l’émergence de l’éthique laïque. Voyez-vous des similitudes ou des différences significatives avec les mouvements de réforme dans l’histoire islamique, particulièrement en ce qui concerne leur influence sur la pensée éthique ?
La réforme religieuse intervient après des siècles de stagnation intellectuelle et d’imitation des autorités religieuses. C’est ce qui s’est produit avec le christianisme occidental du 14ème au 16ème siècle, et ce qui est survenu dans l’histoire islamique du 12ème siècle de l’hégire jusqu’au milieu du 14ème siècle (du 18ème siècle jusqu’au début du 20ème siècle).
La Réforme protestante a eu un impact moral majeur de deux manières. Premièrement, elle a remis en cause l’éthique traditionnelle dominante, représentée par le comportement de certains membres du clergé. Deuxièmement, elle a proposé une nouvelle ère morale qui renforce la responsabilité de la conscience et de l’autocontrôle. L’individu est responsable de reconnaître ses propres péchés sans intermédiaire. C’est une conception proche du concept d’« Ihsan » (perfection spirituelle) chez les musulmans.
Mais cette réforme aurait-elle pu réussir sans la préparation précoce des figures humanistes de la Renaissance qui ont critiqué les conceptions de l’Église, ravivé l’héritage classique et contribué à la création des universités ? Martin Luther (mort en 1546) et ses partisans ont repris toutes ces critiques séculières des conceptions religieuses.
La réforme religieuse dans le monde islamique n’a pas été précédée d’une réforme civile comme dans le contexte occidental ; car les élites civiles dans le monde islamique ne se sont formées qu’à la fin du XIXe siècle en tant que classe éduquée de manière moderne à laquelle on peut se référer. Ce qui s’est passé, c’est l’inverse ; les civils ont récolté les fruits de la réforme religieuse, et cela est évident chez les héritiers du discours du cheikh Rifaa al-Tahtawi (décédé en 1873), du cheikh Muhammad Abduh (1905) et du cheikh Tahar al-Jazairi (1920).
Nous avons dans le monde islamique un phénomène qui mérite d’être étudié : la réforme venue d’en haut, par le pouvoir ou en alliance avec le pouvoir. Le mouvement réformiste le plus célèbre des temps modernes fut sans aucun doute celui du Cheikh Muhammad ibn Abd al-Wahhab (mort en 1792). Il ne put réussir qu’après avoir reçu le soutien des dirigeants de la ville de Diriyah (la famille Al Saoud), la preuve en étant que le Cheikh Muhammad avait passé des années à prêcher sans atteindre ses objectifs. Il en va de même pour la relation entre le Cheikh d’Al-Azhar Hassan al-Attar (mort en 1835) et son élève Rifa’a al-Tahtawi avec le gouverneur d’Égypte Muhammad Ali Pacha (mort en 1849). Le mouvement turc de Kadizade (mort en 1635) n’a pas réussi au sein de l’Empire ottoman malgré le grand nombre d’érudits qui y adhéraient, car, en bref, le pouvoir ne s’est pas allié à lui. Les réformateurs avaient des priorités qui prenaient le pas sur la réforme morale, notamment la réforme doctrinale et juridique, l’unification politique et la lutte contre l’occupation étrangère.
Le renouveau de la pensée éthique est venu d’élites civiles ou civilisées – comme la transition de Rifa’a al-Tahtawi de cheikh à bey, et le passage de Louis Sabounji (décédé en 1931) du clergé au laïc. Le Libanais Francis Marrash (décédé en 1873) a présenté sa vision éthique civile dans la plupart de ses œuvres, en particulier dans son livre « La Forêt de la Vérité », tout comme le maître Boutros al-Boustani (décédé en 1883) dans le programme de l' »Association syrienne pour les sciences et les arts », le magazine « Al-Jinan », et certains de ses livres comme « Al-Nafir » et « Al-Khutbah », et enfin Al-Tahtawi dans son livre « Le guide fidèle pour les filles et les garçons », ainsi que beaucoup d’autres. Il y avait une autre élite qui a contribué à la réforme éthique civile, à savoir les écrivains journalistes depuis le dernier quart du XIXe siècle.
Propos recueillis par Raphaël Georgy